#Vibrer

André Malraux

Manuel prenait conscience que, la guerre, c’est faire l’impossible pour que des morceaux de fer entrent dans la chair vivante.

Les cris d’un homme ou d’une femme (à l’extrémité de la douleur les timbres ne se distinguent plus), haletants, traversaient la salle de l’hôpital San Carlos et s’y perdaient. La salle était très élevée, éclairée du haut par des soupiraux presque entièrement bouchés de plantes à larges feuilles, que traversait la lumière du plein été.

Marguerite Yourcenar

Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant. Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.

Albert Camus

J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau.

Romain Gary

J’ai tout de suite vu qu’il se passait quelque chose contre nature car je n’avais encore jamais vu la Juive aussi enchantée. Elle a eu d’abord un immense étonnement et puis elle a été prise de bonheur. J’ai même eu peur car je croyais qu’elle n’allait pas revenir, tellement elle était au ciel. Moi, l’héroine, je crache dessus. Les mômes qui se piquent deviennent tous habitué au bonheur et ça ne pardonne pas, vu que le bonheur est connu pour ses états de manque.

Alfred de Musset

PERDICAN
Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher, et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n’est-ce pas ? Et elles t’ont montré avec horreur la route de leur vie ; tu t’es lignée devant leurs cicatrices comme devant les plaies de Jésus ; elles t’ont fait une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme.

Madame de Sévigné

À Paris, mardi 3 mars 1671.

Si vous étiez ici, ma chère enfant, vous vous moqueriez de moi ; j’écris de provision, mais c’est par une raison bien différente de celle que je vous donnais un jour, pour m’excuser d’avoir écrit à quelqu’un une lettre qui ne devait partir que dans deux jours : c’était parce que je ne me souciais guère de lui, et que dans deux jours je n’aurais pas autre chose à lui dire. Voici tout le contraire : c’est que je me soucie beaucoup de vous, que j’aime à vous entretenir à toute heure, et que c’est la seule consolation que je puisse avoir présentement. Je suis aujourd’hui toute seule dans ma chambre, par l’excès de ma mauvaise humeur.

Jean-Jacques Rousseau

Ici commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles, mais rapides moments qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu. Moments précieux et si regrettés ! ah ! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n’ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m’ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse ?

L’étude du cœur humain est de telle nature, que plus on s’y aborde, moins on y voit clair ; et pour certains esprits actifs, se connaître est une étude fastidieuse et toujours incomplète. Pourtant, je l’accomplirai, ce devoir ; je l’ai toujours eu devant les yeux ;

Gustave Flaubert

À peine arrivé chez lui, Rodolphe s’assit brusquement à son bureau, sous la tête de cerf faisant trophée contre la muraille. Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien que, s’appuyant sur les deux coudes, il se mit à réfléchir. Emma lui semblait être reculée dans un passé lointain, comme si la résolution qu’il avait prise venait de placer entre eux, tout à coup, un immense intervalle.

(…)

– Allons, se dit-il, commençons !

Il écrivit :
“Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence…”

– Après tout, c’est vrai, pensa Rodolphe ; j’agis dans son intérêt ; je suis honnête. “Avez-vous mûrement pesé votre détermination ? Savez-vous l’abîme où je vous entraînais, pauvre ange ? Non, n’est-ce pas ? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, à l’avenir… Ah ! malheureux que nous sommes ! insensés !”

Rodolphe s’arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.
– Si je lui disais que toute ma fortune est perdue ?… Ah ! non, et d’ailleurs, cela n’empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard. Est-ce qu’on peut faire entendre raison à des femmes pareilles !

Alexandre Dumas

Morrel ouvrit la lettre et lut :

“Mon cher Maximilien,
Il y a une felouque pour vous à l’ancre. Jacopo vous conduira à Livourne, où M. Noirtier attend sa petite-fille, qu’il veut bénir avant qu’elle vous suive à l’autel. Tout ce qui est dans cette grotte, mon ami, ma maison des Champs-Élysées et mon petit château du Tréport sont le présent de noces que fait Edmond Dantès au fils de son patron Morrel. Mlle de Villefort voudra bien en prendre la moitié car je la supplie de donner aux pauvres de Paris toute la fortune qui lui revient du côté de son père devenu fou, et du côté de son frère, décédé en septembre dernier avec sa belle-mère.

George Sand

Je ne pense pas qu’il y ait de l’orgueil et de l’impertinence à écrire l’histoire de sa propre vie, encore moins à choisir, dans les souvenirs que cette vie a laissés en nous, ceux qui nous paraissent valoir la peine d’être conservés. Pour ma part, je crois accomplir un devoir, assez pénible même, car je ne connais rien de plus malaisé que de se définir et de se résumer en personne.